vendredi 16 janvier 2015

Crasse Tignasse and co



Rien ne nous prépare mieux à tenir tête ( à la meute, à la peur, à l'autorité, à l'existence même) que l'expérience solitaire de la liberté, et, franchement, quel meilleur champ d'exercice, plus vaste, plus divers, plus sauvage, plus scandaleusement personnel, que la lecture ?  Marie Desplechin, "Lire est le propre de l'homme"

Effectivement, quoi de mieux que la lecture pour expérimenter la liberté de pensée. La lecture permet l'ouverture sur un monde infini, elle permet de vivre plusieurs vies, d'éprouver toutes les émotions, elle permet de se mettre à la place de l'autre, d'être l'autre, au-delà de soi-même. La littérature jeunesse est primordiale dans l'éducation des enfants, elle leur donne la possibilité d'exprimer leurs choix, de former leurs goûts, de se confronter à la diversité. La diversité, c'est bien de ça dont il est question, diversité des littératures , il est important de laisser la place à toutes les formes de littérature jeunesse.

Récemment, des livres jeunesse ont été au centre de polémiques en France. On a voulu brider la parole de certains auteurs au nom de la morale. Ces tentatives de censure ne datent pas d'hier, on se souvient que les livres de Tomi Ungerer, auteur majeur du 20ème siècle, ont été interdits aux États-Unis pendant plus de 40 ans, car parallèlement à son travail d'auteur jeunesse, Ungerer publiait des dessins satiriques et pornographiques.

Le chef d’œuvre de Maurice Sendak « Max et les maximonstres » fut proclamé en France à sa sortie « le livre le plus exécrable de l'année » par certains critiques. Il fut banni de certaines bibliothèques. Pour Sendak, le problème c'est les adultes qui pensent à la place des enfants :

Les gens sont toujours frappés de voir des enfants qui font et disent ce qu’ils ont envie, et pas ce que les adultes ont envie de les entendre dire ou faire. Les enfants agacent les adultes. Je crois que la plupart des adultes n’aiment pas vraiment les enfants ou ne sont pas à l’aise avec eux. Je sais que beaucoup de parents n’observent pas leurs enfants, beaucoup de parents ne leur prêtent pas attention. Donc ils ne savent pas ce qu’ils sont réellement.


Cette citation s'applique aussi très bien au livre dont je vais vous parler aujourd'hui. Ce livre a été ignoré du public francophone pendant plusieurs décennies. Il s'agit du célèbre « Crasse Tignasse » réapparu en 1979 à l'école des Loisirs dans l'excellente traduction de François Cavanna, Charlie Hebdo n'est pas loin, puisque Cavanna est un des fondateurs du journal satirique. Et il a commis un texte pour enfants,planquez-vous !

Ce livre est né de l'imagination d'un médecin, aliéniste, Henrich Hoffman il y a plus de 150 ans.

Alors que Noël 1844 approche, le Dr Hoffman se met en quête d'un livre d'images à offrir à son fils de 3 ans. Il écume les librairies, mais tout ce qu'il y voit lui semble incroyablement mièvre, moralisateur et terriblement ennuyeux. Il finit par rentrer chez lui avec un carnet vierge sous le bras. Il l'écrira lui-même, ce livre !!

Exerçant la médecine générale auprès des enfants, il reçoit souvent de jeunes patients terrorisés et inquiets. Pour dédramatiser l'acte médical, il griffone les dessins de petites histoires qu'il invent au fur et à mesure, et ça marche la plupart du temps. Il reprend ce matériel et crée les histoires de « Struwwelpeter ». Les textes sont rimés et les dessins, sortes de séquences préfigurent déjà la bande dessinée.

Le fils d'Hoffman est ravi et le petit livre auto-édité commence à circuler, jusqu'à tomber entre les mains d'un éditeur intéressé. Le livre est publié en 1846, le succès est immédiat. 30 ans plus tard, le « Struwwelpeter » en est déjà à sa 100ème édition en allemand.

Quant aux histoires elles mettent en scène des enfants pas sages, qui après avoir commis d'horribles bêtises sont punis plutôt sévèrement. Mais le but d'Hoffman n'était pas de créer des chutes moralisatrices, il voulait d'abord faire rire en utilisant l'absurde. Car aucune des situations décrites n'est réaliste. Derrière ses allures pédagogues, Hoffman est surtout un maître du nonsense. On a souvent reproché au livre sa cruauté, mais ce qui prédomine c'est le rire. Même si la cruauté est bien présente...

Le livre a mis du temps à s'imposer en France, notamment parce qu'on lui reprochait l'absence de délimitation du bien et du mal. Il y a eu plusieurs traductions en français au fil des années. Il y a même une version post soixante-huitarde illustrée par Claude Lapointe, où l'on découvre un Pierre l'ébouriffé hippie défenseur de la nature. On est loin du gamin aux cheveux sales d'Hoffman.

Mais il faudra attendre 1979 et la traduction de Cavanna pour retrouver l'esprit d'origine, cet humour noir qui ravit les petits en même temps qu'il les terrifie.

Je terminerai par cette phrase d'Hoffman:

 La stricte raison ne peut émouvoir une âme d'enfant mais la fait dépérir misérablement .

(extrait de ma chronique radiophonique à l'émission Radio Grandpapier sur Radio Campus ce mercredi 14 janvier)

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