Rien ne nous prépare mieux à
tenir tête ( à la meute, à la peur, à l'autorité, à l'existence
même) que l'expérience solitaire de la liberté, et, franchement,
quel meilleur champ d'exercice, plus vaste, plus divers, plus
sauvage, plus scandaleusement personnel, que la lecture ? Marie Desplechin, "Lire est le propre de l'homme"
Effectivement, quoi de mieux que la
lecture pour expérimenter la liberté de pensée. La lecture permet
l'ouverture sur un monde infini, elle permet de vivre plusieurs vies,
d'éprouver toutes les émotions, elle permet de se mettre à la
place de l'autre, d'être l'autre, au-delà de soi-même. La
littérature jeunesse est primordiale dans l'éducation des enfants,
elle leur donne la possibilité d'exprimer leurs choix, de former
leurs goûts, de se confronter à la diversité. La diversité, c'est
bien de ça dont il est question, diversité des littératures , il est important de laisser la place à toutes les formes de littérature jeunesse.
Récemment, des livres jeunesse ont été
au centre de polémiques en France. On a voulu brider la parole de
certains auteurs au nom de la morale. Ces tentatives de censure ne
datent pas d'hier, on se souvient que les livres de Tomi Ungerer,
auteur majeur du 20ème siècle, ont été interdits aux États-Unis
pendant plus de 40 ans, car parallèlement à son travail d'auteur
jeunesse, Ungerer publiait des dessins satiriques et pornographiques.
Le chef d’œuvre de Maurice Sendak
« Max et les maximonstres » fut proclamé en France à sa
sortie « le livre le plus exécrable de l'année » par
certains critiques. Il fut banni de certaines bibliothèques. Pour Sendak, le problème c'est les adultes qui pensent à la place des enfants :
Cette citation
s'applique aussi très bien au livre dont je vais vous parler
aujourd'hui. Ce livre a été ignoré du public francophone pendant
plusieurs décennies. Il s'agit du célèbre « Crasse
Tignasse » réapparu en 1979 à l'école des Loisirs dans
l'excellente traduction de François Cavanna, Charlie Hebdo n'est pas
loin, puisque Cavanna est un des fondateurs du journal satirique. Et
il a commis un texte pour enfants,planquez-vous !
Ce livre est né de
l'imagination d'un médecin, aliéniste, Henrich Hoffman il y a plus
de 150 ans.
Alors que Noël
1844 approche, le Dr Hoffman se met en quête d'un livre d'images à
offrir à son fils de 3 ans. Il écume les librairies, mais tout ce
qu'il y voit lui semble incroyablement mièvre, moralisateur et
terriblement ennuyeux. Il finit par rentrer chez lui avec un carnet
vierge sous le bras. Il l'écrira lui-même, ce livre !!
Exerçant la
médecine générale auprès des enfants, il reçoit souvent de
jeunes patients terrorisés et inquiets. Pour dédramatiser l'acte
médical, il griffone les dessins de petites histoires qu'il invent
au fur et à mesure, et ça marche la plupart du temps. Il reprend ce
matériel et crée les histoires de « Struwwelpeter ».
Les textes sont rimés et les dessins, sortes de séquences
préfigurent déjà la bande dessinée.
Le
fils d'Hoffman est ravi et le petit livre auto-édité commence à
circuler, jusqu'à tomber entre les mains d'un éditeur intéressé.
Le livre est publié en 1846, le succès est immédiat. 30 ans plus
tard, le « Struwwelpeter » en est déjà à sa 100ème
édition en allemand.
Quant aux histoires
elles mettent en scène des enfants pas sages, qui après avoir
commis d'horribles bêtises sont punis plutôt sévèrement. Mais le
but d'Hoffman n'était pas de créer des chutes moralisatrices, il
voulait d'abord faire rire en utilisant l'absurde. Car aucune des
situations décrites n'est réaliste. Derrière ses allures
pédagogues, Hoffman est surtout un maître du nonsense. On a souvent
reproché au livre sa cruauté, mais ce qui prédomine c'est le rire.
Même si la cruauté est bien présente...
Le livre a mis du
temps à s'imposer en France, notamment parce qu'on lui reprochait
l'absence de délimitation du bien et du mal. Il y a eu plusieurs
traductions en français au fil des années. Il y a même une version
post soixante-huitarde illustrée par Claude Lapointe, où l'on
découvre un Pierre l'ébouriffé hippie défenseur de la nature. On
est loin du gamin aux cheveux sales d'Hoffman.
Mais il faudra
attendre 1979 et la traduction de Cavanna pour retrouver l'esprit
d'origine, cet humour noir qui ravit les petits en même temps qu'il
les terrifie.
Je terminerai par
cette phrase d'Hoffman:
La stricte
raison ne peut émouvoir une âme d'enfant mais la fait dépérir
misérablement .
(extrait de ma chronique radiophonique à l'émission Radio Grandpapier sur Radio Campus ce mercredi 14 janvier)
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