lundi 22 décembre 2014

Dick Bruna, un univers rassurant

Qui n’ a jamais aperçu ce petit lapin blanc à la bouille ronde, incroyablement kawaï comme disent les japonais ? Le phénomène Miffy a envahi le monde, le personnage s’est imposé comme une icône, symbole de l’enfance, de l’innocence, de la mignonnerie,.. Alors que son créateur Dick Bruna vient d’annoncer qu’il prenait sa retraite à l’âge de 87 ans, après 60 ans de carrière et presque autant de lapins, j’avais envie de revenir sur la création de ce petit personnage tellement emblématique, et sur le parcours de celui qui l’a mis au monde.





 Dick Bruna est né en 1927 à Utrecht dans une famille bourgeoise très cultivée. Son père comme son grand-père et son arrière grand-père avant lui est éditeur. L’affaire est dans la famille depuis longtemps et le destin de Dick semble déjà tout tracé. Il vit une enfance heureuse bercée par la chanson française que sa mère écoute à longueur de journée. Encore enfant, il fréquente les écrivains invités dans la maison familiale par son père éditeur. L’atmosphère est propice à la création. Adolescent, il dessine et écrit beaucoup. Il veut être artiste, ce que son père ne voit pas d’un très bon oeil. C’est paradoxalement la guerre qui lui donnera la liberté de créer, son père est obligé se cacher pour échapper au travail obligatoire, Dick reste seul avec sa mère et son frère et peut se laisser aller à sa passion. Il écrit un roman illustré « Japie » qui ne sera jamais publié, mais qui laisse entrevoir sa future ambition. Mais son père est décidé à faire de lui son successeur, il l’envoie en stage à Londres, puis à Paris auprès de libraires, d’imprimeurs et d’éditeurs pour qu’il se forme aux métiers du livre. Son séjour à Paris agit comme un déclencheur, il se frotte enfin à cette culture qu’il admire tant. Il hante les musées et les galeries, il croise de grands peintres. De retour aux Pays-Bas, son père voit bien qu’il n’a pas en lui l’étoffe d’un chef d’entreprise, il l’envoie suivre les leçons du peintre Jos Rovers, mais le style impressionniste du professeur ne convient pas à Dick, lui veut expérimenter la couleur à la manière d’un Léger, il veut s’inscrire dans la modernité.





Tombé amoureux de la culture française, il passe tous ses étés dans le sud de la France. Il y découvre la chapelle du Rosaire à Vence. Il y vit une véritable épiphanie. Il est bouleversé par la travail de Matisse, il est fasciné par sa recherche de la simplicité et par son travail sur la couleur. Matisse restera l’influence majeure de son oeuvre. A cette époque, il s’en inspire largement, il réalise des collages muraux avec des éléments marins qui rappellent sans aucune doute les fameuses algues de Matisse.

Il veut devenir peintre et décide de s’installer dans le Sud de la France pour être au plus près de ses sources d’inspiration. Mais l’amour en décidera autrement. C’est dans le quartier de ses parents qu’il croise Irène pour la première fois, il en tombe éperdument amoureux. Il renonce à ses projets de déménagement pour épouser sa dulcinée. Mais le père d’Irène n’a pas l’intention de marier sa fille à un artiste. Dick fait alors ce qu’il a toujours refusé de faire, il rentre dans le rang, et accepte un poste de designer dans l’entreprise de son père.
Un choix qu’il ne regrettera pas puisqu’il va y découvrir ses talents de graphiste. Il imposera une véritable identité visuelle aux éditions Bruna en réalisant des centaines de couvertures, d’affiches, de logos. Ce qui l’amènera finalement à éditer ses propres livres.

C’est Dick Bruna qui a créé les visuels et les logos pour les Zwarte Beertjes, une collection de livres de poche qui envahira les Pays-Bas dès 1954. Cette collection dans laquelle étaient publiés les polars de Simenon, mais aussi les comics des Peanuts, deviendra l’emblème de la lecture en Hollande. Les affiches créées par Dick Bruna pour la collection étaient visibles dans toutes les gares, dans les écoles, les lieux publics. La mascotte de la collection qui a perduré jusqu’à aujourd’hui, est un petit ours noir aux yeux rouges toujours accompagné d’un livre. Ses affiches étaient vraiment modernes pour l’époque, il jouissait d’une totale liberté dans son travail et pouvait tout essayer. Ainsi sur l’une de ses affiches, on voit l’ours noir en gros plan sur un fonds noir, un livre bleu à la main. Du coup, ses yeux et son livre seulement se découpent sur le fonds noir et donne une impression de confort et de bien-être. Quand on lit, tout ce qui nous entoure disparaît. A cette époque il maquettera aussi de nombreuses couvertures pour la collection, celles des romans de Simenon sur lesquelles on retrouve systématiquement une pipe découpée en papier découpé, il joue avec collages, photos, etc… Ses couvertures rappellent le travail de l’américain Saul Bass (affichiste des films d’Hitchcock notamment). On retrouve le même genre de compositions et la même efficacité graphique.

 
En 1953, Dick Bruna publie ses deux premiers livres pour enfants. « De Appel » et « Toto in Volendam ». Réalisés en papiers découpés,imprimés tout en couleur ses deux petits albums apparaissent comme les coups d’essai de Dick Bruna. Ceci dit, on y trouve déjà ce qui caractérisera le style de Dick, l’absence de perspective, les couleurs primaires appliquées en aplat et la recherche de simplicité autant dans les formes que dans le texte.
Le personnage de Miffy, Njintje en néerlandais, apparait pour la première fois en 1955. Elle n’a alors pas du tout la même forme qu’aujourd’hui, sa tête est plutôt ovale. Tout son corps semble plus mou. Mais l’idée du lapin blanc est bien là.




Son père n’y croit pas vraiment et laisse son fils faire joujou. Les premiers tirages sont de 2500 exemplaires et le succès n’est vraiment pas au rendez-vous. L’éditeur n’a aucune expérience dans le livre jeunesse et n’en fait pas la promotion.
Mais ses premiers albums se distinguent très clairement de la production de l’époque. La plupart des livres pour enfants parus juste après-guerre sont en noir et blanc, ou au mieux, on y introduit une couleur toutes les deux pages. les seuls albums tout en couleurs sont ceux qui viennent des Etats-Unis, la collection des Petits Livres d’or, notamment, qui connaîtra un énorme succès en Europe.
En 1955, il devient directeur adjoint du groupe familial. Il décide de créer une collection de petits formats carrés pour la publication des livres pour enfants. Il pense que le format carré convient mieux aux plus petits, ça lui paraît plus maniable. Les illustrations seront dès lors imprimées sur la page de droite, le texte sur la page de gauche, ce principe perdurera jusqu’à aujourd’hui.
En 1959, il publie 4 titres en format carré, il reprend son premier livre « De appel » qu’il redessine, au trait cette fois.
En 1963, Miffy réapparaît, dans sa forme presque définitive, sa tête s’est considérablement arrondie, , elle s’est aussi agrandie, ce qui lui donne un air nettement plus sympathique. D’ailleurs dans ce premier album Miffy s’endort car sa tête est trop lourde à porter. Avec peu, Dick Bruna parvient à donner vie à son lapin, on peut lire des émotions en observant l’inclinaison des oreilles, la position des yeux, la forme de la croix qui lui sert de bouche.


Même si graphiquement Miffy paraît révolutionnaire pour l’époque, ses histoires s’inscrivent dans la tradition, et dans un certain classicisme. Ce qui leur a souvent valu le qualificatif de niaises. Miffy est une enfant sage, assez dépendante de ses parents. Ce n’est pas non plus un modèle d’émancipation de la femme, puisqu’il faudra attendre 2004 pour que Miffy lâche sa robe pour enfiler un pantalon.
Néanmoins elle a évolué, parallèlement à son évolution graphique (ses oreilles se sont arrondies, ses yeux se sont rapprochés, sa tête s’est encore agrandie) Miffy est devenue plus indépendante, Dick Bruna a osé aborder d’autres thèmes, comme la mort ou l’absence.
En 1979, Miffy qui est blanche comme neige, croise un lapin brun, couleur chocolat. Dick Bruna voulait que les enfants de couleur puissent aussi s’identifier à leur héroïne. Il crée le personnage de Nina.
Plutôt réfractaire au changement, Dick Bruna agrandira tout de même le cercle de ses personnages, en créant Snuffie, le chien, ou Betje Big, le cochon. Il dessinera aussi des enfants, des objets, en élargissant ses histoires à des imagiers ou des livres à compter. Mais il restera toujours fidèle au système qu’il a mis en place. Un système précis, et extrêmement codé.


On l’observe d’abord avec l’utilisation des couleurs, il a défini une palette de couleurs, primaires pour la plupart qu’il appliquera selon un code strict. Par exemple : Pour représenter l’extérieur, il combine toujours le vert et le bleu Alors que pour la maison c’est toujours le rouge et le jaune, qui donne une impression de chaleur. Le lapin blanc, apparaît toujours sur un fonds de couleur, sauf à quelques exceptions près, où Miffy est dessinée sur du blanc, pour souligner l’aspect dramatique de l’histoire (ex ; quand elle est à l’hôpital). Il ne modifiera jamais sa palette.
Sa technique est restée la même pendant plus de 50 ans. Il dessine d’abord des croquis au crayon sur des feuilles de calque. Ensuite il dessine le trait au propre sur des feuilles de plastique transparent. Il applique ensuite les couleurs en découpant dans de grandes feuilles préalablement peintes à la gouache. Avec ses papiers découpés, il remplit le vide. Et le tour est joué. L’arrivée de l’informatique ne l’a pas fait faire un pas de côté, il a continué à dessiner et à découper ses papiers à la main.

Les livres n’ont pas bougé non plus en 60 ans, le format carré, la maquette sont restés les mêmes que dans les années 50. La typo n’a jamais changé. Ca tient au fait que Dick Bruna envisage le livre comme un tout, texte/image/objet sont inextricablement liés. Ce qui explique aussi qu’à ses images simples réponde un texte simple et le plus souvent descriptif. On lui a souvent reproché le côté simplet et répétitif de son écriture, mais c’est bien une volonté de sa part. Son but étant de se faire comprendre par les plus petits. Il n’y a jamais de second degré, jamais de références que seuls les adultes pourraient comprendre. Et malgré les critiques, c’est sans doute ce qui a fait son succès auprès des enfants. Dick Bruna essaie d'installer un univers qui rassure pour les petits, ses livres ont valeur de "doudou". D'ailleurs pour l'auteur lui-même Miffy est une réminiscence du lapin en peluche qu'il a cajolé enfant.

Il veut avant tout que l’enfant reconnaisse instantanément ce qu’il dessine. En cela, ses dessins se rapprochent des pictogrammes. Il faut qu’en un clin d’oeil on reconnaisse le lapin, le cochon ou la fleur.. Cette obsession lui vient aussi de son travail de graphiste et d’affichiste, ce besoin d’immédiateté et d’efficacité.



Et c’est vrai qu’en cela il a réussi son défi, car d’un seul coup d’oeil on peut reconnaître du Dick Bruna. A son niveau, il a vraiment créé une oeuvre. Plus de 100 livres pour enfants sont parus dans la collection carrée. Ses livres ont été traduits dans au moins 50 langues et se sont vendus à plus de 90 millions d’exemplaires à travers le monde. Adulée au Japon, Miffy est devenue un produit de merchandising. On a des peluches, des tasses, des vêtements, des comédies musicales autour du lapin. Devenue icône, elle en a inspiré d’autres comme Musty ou Hello Kitty.
Miffy  a maintenant pris sa retraite a plus de 60 ans...