Il quitte l’armée et rentre à Chicago, il se réinstalle chez ses parents et envoie ses dessins à différents quotidiens dans l’espoir d’être publié. C’est Playboy qui lui donnera sa chance, il devient une sorte d’envoyé spécial pour le magazine en 1957. Hug Heffner lui confie le soin de ramener des reportages illustrés. Il l’envoie aux quatre coins du monde, et parfois moins loin. Il passe par Moscou, Paris, Londres, mais aussi par le camp d’entraînement des White Socks, une communauté hippie, ou encore une île de nudistes gays du New Jersey,. Il en ramène une sorte de journal de bord dans lequel il se met systématiquement en scène. Il mélange dessins et photographies et tente pour chacun de ses voyages de démonter les stéréotypes les plus répandus par l’humour.
Playboy devient de plus en plus populaire, Shel Silverstein aussi, les lecteurs plébiscitent sa rubrique et les éditeurs s’intéressent de plus en plus au phénomène Silverstein. Un nouveau recueil de dessins d’humour paraît en 1960 sous le titre « Now here’s my plan » du nom d’un de ses gags les plus célèbres où l’on voit deux hommes attachés par les mains et les pieds au mur d’une prison, l’un d’adressant à l’autre en lui disant, voilà mon plan.
En 1963, il publie son premier livre pour enfant « Lafcadio, le lion qui visait juste ». L’histoire d’un lion qui à force de voir ses congénères tués par des chasseurs se met à apprendre à tirer pour protéger les siens. Mais même au fin fond de la jungle, ses exploits arrivent aux oreilles des humains, et Lafcadio se retrouve exhibé comme une bête de foire. Fable philosophique qui interroge les travers de l’humain, ce livre vient d’être réédité en français par les éditions des grandes personnes. Le livre ne connaît qu’un succès modéré à l’époque. Il faudra attendre la publication de « l’arbre généreux » un an plus tard pour que Silverstein devienne une légende. Ce qui est amusant, c’est que le premier éditeur à qui Silverstein a proposé son texte l’a refusé sous prétexte que ce n’était pas vraiment un livre pour enfant mais que c’était une histoire pour adultes déguisée. C’est sur les conseils de Tomi Ungerer que Silverstein soumet son projet à Ursula Nordstrom alors à la tête des éditions Harper & Collins, (éditrice qui a donné à la littérature jeunesse ses lettres de noblesse en publiant des auteurs comme Tomi Ungerer, Maurice Sendak, André François et bien d’autres). Le livre devient un best seller incontesté. Il raconte l’amitié entre un garçon et un arbre. Le petit garçon vient tous les jours jouer au pied de son arbre, et l’arbre est heureux. Mais le garçon grandit et il n’a plus envie de jouer dans l’arbre, il veut de l’argent, alors l’arbre lui propose de cueillir ses pommes et de les vendre. Mais le garçon revient , il a besoin d’une maison, alors l’arbre lui propose de couper ses branches pour se construire un foyer, puis le garçon revient, il veut partir, alors l’arbre lui propose de lui donner son tronc pour se faire un bateau. Et le temps passe, l’arbre n’est plus qu’une vieille souche lorsque le vieil homme revient, l’arbre lui dit alors qu’il n’a plus rien à lui donner, il voudrait l’aider, mais il n’est plus qu’une vieille souche inutile, alors l’homme lui dit qu’il cherche juste un endroit tranquille pour se reposer, et l’arbre est heureux.
Ce livre a donné lieu à des tonnes d’interprétations différentes. Les chrétiens s’en sont emparé car ils y voyaient l’idée d’amour inconditionnel du christ pour son prochain. Les défenseurs de la nature y voyaient une fable écologique dénonçant le pillage par l’homme des ressources naturelles. Pour certains psychologues, la relation entre l’arbre et le garçon n’était rien d’autre qu’une relation parent-enfant, de celle dont il ne faut rien attendre en retour. Et c’est vrai que ce livre ne laisse pas indifférent, peu importe l’interprétation qu’on choisit, il est sur que ce texte met en évidence certains comportements humains, d’un côté l’amour et le sacrifice, de l’autre l’appât du gain, la corruption par l’argent et cette envie de posséder qui se révèle bien vaine à la fin du bouquin. Shel Silverstein était quelqu’un de très spontané, pas calculateur, on peut bien y voir ce qu’on veut, je pense surtout qu’il avait envie de raconter une histoire forte et émouvante. La mise en images est très intéressante, il utilise le noir et blanc (pas forcément le plus vendeur pour un album jeunesse, mais il vient du dessin de presse et c’est tout ce qu’il connaît, il ne fera d’ailleurs jamais d’albums en couleurs) Son trait est vif, élancé, il croque les expressions du garçon avec une justesse incroyable. Mais il arrive aussi à faire parler l’arbre, il lui donne des poses, des attitudes à travers le mouvement de ses feuilles ou l’inclinaison de son tronc. On peut aussi observer qu’il ne montre jamais l’arbre en entier, on est plutôt au niveau de l’enfant et après de l’homme, mais on ne voit que les début des branches, jamais plus haut. Il le fait certainement pour qu’on s’identifie au personnage humain. Le rythme est aussi remarquable, il y a quelque chose de l’animation dans le découpage de son histoire, il n’hésite pas à reproduire de nombreuses fois la même image avec un tout petit élément qui change, ça permet au lecteur de vraiment s’installer dans le sujet, de faire connaissance avec le décor, aussi simple soit il. Avec ce livre Shel Silverstein dévoile son talent pour le maniement de la langue, le texte sonne, et se lit merveilleusement bien à haute voix.
D’autres albums pour enfants vont suivre, on peut citer « le petit bout manquant », une histoire aussi radicale graphiquement que « petit bleu et petit jaune » de Leo Lionni. Le récit d’un rond à la recherche de son petit bout manquant. Il finit par le retrouver, mais se rend compte que le fait de chercher l’a rendu plus heureux que le fait de trouver ce qu’il cherchait. Il abandonne le petit bout à peine retrouvé pour reprendre ses pérégrinations. Shel Silverstein est aussi l’auteur de plusieurs recueils de poésie pour enfants qui sont devenus des classiques aux Etats-Unis. « Where the sidewalk ends » est paru en 1974 et a été traduit en français par les éditions Memo sous le titre « le bord du monde ».
Parallèlement, il mène une carrière musicale, il a enregistré une dizaine d’albums de folk. Mais il a aussi écrit des centaines de chanson pour les autres. Il est l’auteur du célèbre « A boy named sue » chantée Johnny Cash. Il signe des chansons pour Marianne Faithful, Mick Jagger, Bobby Bare. Il compose aussi des musiques de films et écrit un scénario pour le cinéma.
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